Une espèce (de jurisprudence) en voie de disparition ? (Annulation des brevets en France : Acte II)

L’action en annulation d’un brevet constitue en France l’unique possibilité offerte aux tiers de contester, à leur initiative et selon leur agenda, la validité ou à tout le moins la portée d’un brevet national ou européen sur le territoire de la République.

Néanmoins, un constat s’impose : en France, les actions en annulation de brevets, au principal, sont proportionnellement peu nombreuses en regard de la totalité des actions judiciaires ayant à traiter et à trancher le contentieux en matière de brevets.

Et ce type d’action pourrait même, à l’avenir, rencontrer un désintéressement plus important.

Actuellement, la plupart des demandes en annulation de brevets sont formées à titre reconventionnel, comme moyen de défense, par le défendeur, dans le cadre d’une action en contrefaçon dirigée contre lui.

Le fait que le même juge français ait à connaître à la fois de la question de la validité du brevet et de celle de la contrefaçon est sûrement la raison majeure de cette situation, notamment en regard d’un pays comme l’Allemagne. En 2013, 226 nouvelles demandes en nullité ont été introduites au Bundespatentgericht et 262 décisions rendues par les Nichtigkeitssenate, alors même que ce pays dispose d’une procédure d’examen sur le fond et d’une procédure d’opposition après délivrance.

Ce manque de popularité de l’action en nullité au principal en France est-il à mettre en parallèle avec une mise en œuvre encore plus réduite de l’action en déclaration de non-contrefaçon ? Lorsque les deux actions sont possibles, le choix à opérer peut s’avérer crucial et déboucher sur une situation d’attentisme, transférant l’initiative de l’action au breveté.

Est-ce l’aspect préventif, c’est à dire en amont d’une exploitation, et donc éventuellement inutile ou même déclencheur d’une éventuelle action en contrefaçon en représailles, qui décourage le tiers gêné par un brevet ?

Les potentiels demandeurs intéressés seraient-ils découragés par l’investissement à envisager en termes financiers et humains ? On rappelle qu’en France une telle action est généralement menée par un tandem Avocat-CPI, alors qu’en Allemagne le « Patentanwalt » peut seul mener l’action et plaider. De plus, les instances allemandes concernées peuvent se prévaloir de délais par instance généralement plus courts et d’un traitement des affaires avec la participation de juges techniciens.

Ou bien, est-ce l’investissement dans une action qui au mieux ne pourra finalement régler qu’une partie du problème et uniquement pour un cas d’espèce déterminé, c’est à dire pour un produit/dispositif donné dans une forme de réalisation déterminée ?

Ou encore sont-ce les nouvelles possibilités de modification de l’objet à protéger (limitation – Article L613-24 CPI -), même durant la procédure (Article L613-25 c) du CPI), qui rendent l’issue plus aléatoire et les résultats de l’action moins prévisibles, réduisant davantage l’attrait de l’action en nullité ?

Mais l’explication ne résiderait-elle pas, en définitive, dans certaines conditions de recevabilité dont le respect par le demandeur est nécessaire et dont les critères à remplir, souvent circonstanciels, sont récemment devenus plus contraignants.

Il en est ainsi de l’intérêt à agir du demandeur à l’annulation.

A ce sujet, l’Article L615-9 CPI, qui fonde l’action en déclaration de non-contrefaçon, énonce en outre les conditions de recevabilité liées à la qualité du demandeur d’une telle action : elle est réservée à « toute personne qui justifie d’une exploitation industrielle sur le territoire d’un Etat membre de la Communauté économique européenne ou de préparatifs effectifs et sérieux à cet effet ».

Au contraire, pour l’action en nullité, ni la nécessaire qualité du demandeur (autre que la personne publique), ni d’ailleurs une quelconque autre condition de forme ne ressortent du CPI (dont seuls les Articles L613-25 à L615-27 et L614-12 traitent de l’annulation du brevet, et uniquement, pour les aspects causes et effets).

Dans les circonstances données, en l’absence de dispositions spécifiques dans le CPI, les conditions formelles de l’action en nullité de brevet, notamment ses conditions de recevabilité, sont prescrites par les règles de procédure de droit commun et contrôlées par l’autorité judiciaire recevant la demande.

En particulier, l’Article 31 du CPC dispose que : « L’action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d’une prétention, sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d’agir aux seules personnes qu’elle qualifie pour élever ou combattre une prétention, ou pour défendre un intérêt déterminé ».

De plus, l’Article 122 du CPC indique que : « Constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l’adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d’agir, tel le défaut de qualité, le défaut d’intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée ».

Il y a encore quelques années, une motivation générale relatant une situation contextuelle globale était généralement suffisante pour justifier valablement du nécessaire intérêt à agir pour le demandeur.

A cette époque, l’écueil de l’irrecevabilité de l’action fondée sur l’absence d’intérêt à agir suffisant, permettant aux juges de débouter le demandeur sans avoir à approfondir le dossier, pouvait être évité par exemple par :

  • le constat d’une situation de concurrence entre le demandeur et le titulaire : « Il convient donc de considérer que toute personne intéressée, soit tout concurrent actuel ou éventuel, a un intérêt à agir en nullité d’un brevet d’invention ». Les circonstances factuelles étaient quant à elles laissées à l’appréciation des juges qui pouvaient en l’espèce décider que la volonté de commercialiser des génériques de la spécialité de référence toujours protégée par le titre attaqué en nullité était démontrée, alors même que les demandes d’AMM avaient été retirées (voir décision A).
  • l’établissement de l’existence d’un lien objectif entre l’activité du demandeur en nullité et l’objet de l’invention protégée par le brevet attaqué, même si ce lien n’était pas direct. En l’espèce, l’appartenance du demandeur au même groupe qu’une société concurrente du titulaire sur le territoire français était jugé suffisant (voir décision B).
  • un constat de similitude des activités mentionnées dans les extraits K-bis du demandeur et du titulaire (Voir décision C).
  • le fait que le demandeur était titulaire d’un brevet antérieur en vigueur en France, portant sur le même type d’objet que le brevet attaqué, mais sans que les caractéristiques protégées par les deux titres ne soient similaires, donc sans qu’il puisse y avoir un risque quelconque de contrefaçon par la commercialisation de l’objet protégé par le brevet antérieur (voir décisions D et E).

Cette jurisprudence à tendance plutôt « laxiste » dans l’appréciation du critère de l’intérêt à agir semble depuis être « passée de mode ».

En effet, les juges de la juridiction parisienne se livrent actuellement, à la lecture des cas de jurisprudence les plus récents, à une analyse factuelle plus approfondie et attendent de la part des parties, et notamment du demandeur, la présentation d’éléments pertinents et d’arguments précis et renseignés sur ce point.

La définition la plus actualisée et complète du « candidat » retenu par les juges du fait de sa qualité de demandeur recevable dans une action en nullité de brevet a été énoncée récemment par le TGI de Paris « ... doit pouvoir agir celui qui établit  que, à la demande d’introduction de sa demande, les revendications dont il sollicite l’annulation constituent ou sont susceptibles de constituer pour lui une entrave dans l’exercice de son activité économique, parce qu’il exerce ou établit projeter d’exercer une activité dans le domaine dont relève l’invention brevetée« . Et de préciser « Cet intérêt à agir, qui s’apprécie au jour de l’introduction de la demande en justice doit être direct, personnel, né et actuel. »

Le non respect, voire une motivation insuffisante, de l’un quelconque de ces critères peut alors résulter en une décision d’irrecevabilité de la part du pouvoir judiciaire.

Par ailleurs, la barre à passer par le demandeur pour faire entendre ses arguments sur le fond a été notablement relevée récemment.

Ainsi, en plus de l’existence d’une situation non contestée de concurrence effective entre les parties, avec invocation du brevet par le titulaire lors de passation de marchés publics auxquels postulait également le demandeur, le Tribunal retient à présent également l’envoi d’un courrier de mise en demeure indiquant spécifiquement le brevet visé, pour reconnaître l’intérêt suffisant à agir (voir décision F).

La présence du demandeur et du titulaire sur un même marché, avec commercialisation par le demandeur d’un produit complémentaire, formant avec le produit breveté un « tout commercial », n’est plus suffisant pour fonder valablement l’intérêt à agir (voir décision I).

A également été considéré comme étant dépourvu d’intérêt à agir, le demandeur à l’action en nullité d’un brevet dont l’objet est un perfectionnement de l’invention d’un brevet antérieur du même titulaire et sur la base duquel le demandeur est poursuivi en contrefaçon (voir décision J).

En outre, un demandeur ayant déposé une demande de brevet postérieurement au brevet qu’il entend contester et arguant qu’il s’agit d’un brevet de perfectionnement dans la dépendance du brevet contesté, ne peut s’appuyer sur un moyen tiré de l’Article L613-15 CPI pour justifier d’un intérêt à agir (voir décision G).

Enfin, l’attente des juges en matière d’éléments concrets ou de justifications est nettement plus élevée et une réponse non satisfaisante des parties peut être fatale, notamment pour le demandeur.

Ainsi, parmi les indices par défaut ou négatifs retenus par les juges pour débouter le demandeur au motif  d’un intérêt à agir insuffisant ou inexistant, on a pu relever :

  • l’absence même d’évocation (à défaut de démonstration) de « l’existence d’actes préparatoires ou de projets sérieux de mise en œuvre d’une technique proche des brevets contestés » (voir décision H).
  • l’absence de demande d’AMM en cours par le demandeur au moment de l’introduction de l’action en nullité, indiquant qu’aucune exploitation d’un produit conforme aux revendications du titre attaqué  n’avait eu lieu (voir décision G).
  • l’absence de démonstration par le demandeur, à défaut de pouvoir justifier d’un quelconque développement ou encore d’une fabrication ou vente en France, de la possession « des moyens requis pour constituer ou devenir un acteur industriel et commercial » en ce qui concerne un produit susceptible d’être contrarié par les revendications des brevets dont l’annulation est sollicitée (voir décision G). Les éléments de preuve du développement d’un produit potentiellement contrefaisant fournis postérieurement à l’introduction de l’action sont écartés.
  • l’absence d’évocation du titre à annuler dans des relations antérieures (à l’introduction de l’action) entre le demandeur et le titulaire. Des échanges entre les parties, desquels ressortent un contexte de concurrence et de partenariat, mais n’évoquant jamais explicitement l’objet de l’invention brevetée, ne permettent pas de justifier d’un intérêt à agir. De même un accord de confidentialité conclu entre le demandeur et le titulaire et ne mentionnant pas le titre dont la nullité est demandée, sera apprécié négativement, ou à tout le moins ignoré par les juges (voir décisions G et H).

Le relèvement récent du niveau des exigences à remplir et de la pertinence des preuves à fournir, uniquement aux fins de recevabilité, ne contribuera certainement pas à une augmentation du nombre des actions en nullité de brevet par voie principale en France.

A l’avenir, la contestation de la validité du brevet en France devrait, par conséquent, se faire quasi exclusivement par voie reconventionnelle, comme moyen de défense, dans le cadre d’une action en contrefaçon déclenchée par le titulaire ou l’ayant droit du brevet.

 

Références bibliographiques

A : « TGI Paris, 3e ch., 4e sect., 30 septembre 2010, Ratiopharm GmbH c. H. Lundbeck A/S, RG2010/08089, B20100197 »

B : « TGI Paris, 3e ch., 3e sect., 7 octobre 2009, Alk Abello A/S c. Stallergenes SA, RG2008/01481, B20090161 (PIBD 2010, 909 III-9) »

C : « CA Paris, 4e ch., sect. B, 13 mai 2005, Le Joint français SNC c. The Gates Corp. et al., RG2002/07030, B20050067 (PIBD 2005, 813, III-454) »

D : « CA Paris, pôle 5, 1re ch., 5 mai 2010, 3MI et al. c. Lacroix Signalisation SAS et al., RG2008/00821, B20100084 »

E : « TGI Paris, 3e ch., 1e sect., 22 juin 2010, Lhoist R&D SA et al. c. Sicab-Carmeuse France SAS, RG2008/04585, B20100158 »

F : « TGI Paris, 3e ch., 1re sect., 25 avril 2013, RG10/14406 ; Evinerude c. Aair Lichens et al. »

G : « CA Paris, pôle 5, 2e ch., 17 février 2012, Omnipharm LTD c. Merial SAS, RG2011/09940, B20120023 »

H : « CA Paris, pôle 5, 1re ch., 6 mars 2013, A et C. SEBBAN c. BARILLA France et al., (RG 2011/12500 ; B20130026) PIBD N° 983.III.1150 »

I : « TGI Paris, 3e ch., 1re sect., 5 juin 2014, RG2012/10282, B2014121, BICKEL MASCHINEN APPARATEBAU GmbH Co. KG c. NEW MAT SAS »

J : « TGI Paris, 3e ch., 2e sect., 31 mai 2013, RG2011/04087, B20130101, SEB DIFFUSION c. FIPROFIL SARL »